Interview : Roger Bourgi confesse la victoire de Laurent Gbagbo

Dans une interview accordée à la chaîne française France24 le jeudi 26 septembre 2024, l’avocat Franco-libanais, Roger Bourgi, a dans l’émission « le tête à tête » du journaliste Perelman, confessé la victoire de Laurent Gbagbo à l’élection présidentielle de 2010. Une confession qui intervient à quelques mois des élections d’octobre 2025, où Laurent Gbagbo a déjà annoncé sa candidature contrairement à son adversaire direct Alassane Ouattara qui laisse planer le suspens.

Ci-dessous l’intégralité de l’interview.

Journaliste (M. Perelman): Bonjour et bienvenue dans « le Tête à Tête », l’émission d’interview de France 24. Notre invité a longtemps préféré l’ombre à la lumière, l’ombre des palais présidentiels africains, et l’ombre de l’Élysée. Il prend la parole pour lever le voile sur la face cachée des relations parfois incestueuses entre la France et certains régimes amis. Ils savent que je sais tout, c’est le titre du livre de mémoire publié aux éditions Maxminot. Bonjour, Robert Bourgi.

Robert Bourgi : Bonjour, Monsieur Perelman.

Journaliste : C’est un ouvrage d’entretien écrit avec le journaliste Frédéric Lejal, avec plein de documents, d’archives. On va de la RDC au Sénégal, au Congo, au Gabon. Mais c’est surtout un récit par le menu, il faut dire, du financement par plusieurs présidents du continent, du Parti gaulliste, et avant tout de Jacques Chirac. Un Jacques Chirac qui, suite à son échec présidentiel en 1981, vous contacte et vous dit qu’il est temps d’amorcer la pompe financière. Est-ce que vous pouvez nous raconter ce qui s’est passé ?

Robert Bourgi : J’étais conseiller politique du ministre. J’accompagnais Aurillac, disons à Libreville ou à Ouaga et autres. J’avais une audience à moi, privée, avec le chef d’État que Michel Aurillac, le ministre, venait de quitter. Et je disais, bon voilà, Bongo c’était papa, Blaise c’était Blaise, Sassou c’était Denis. Je dis, « Denis, la campagne de 88 arrive, il est bon que tu puisses contribuer au financement de ton ami Jacques. » Et il disait, « Ok banco, on y va ? Tout de suite. »

Journaliste : C’est vous qui demandiez les sommes, c’est eux qui décidaient ?

Robert Bourgi : Non, c’est eux qui décidaient. Mais jamais ça n’est descendu en dessous d’un million de dollars. Jamais, jamais.

Journaliste : Comment ça se passe ? C’est vous qui rameniez l’argent ?

Robert Bourgi : Non, non, non. C’est surréaliste. Je rentrais sur Paris, le chef d’État m’appelait et me disait, « je t’envoie Monsieur X, prends rendez-vous avec Jacques. » Pour Bongo, c’était Davin, c’était le mot de code de Jacques. Pour Sassou, c’était Jacques. Bon, je prenais l’attache de Monsieur Chirac, je lui dis, « Voilà, vous avez un émissaire qui arrive tel jour à telle heure. »

Journaliste: Et vous étiez là ?

Robert Bourgi: Toujours.

Journaliste : Pour la remise des fonds ?

Robert Bourgi : Toujours, toujours, toujours, toujours. C’est comme ça que ça se passait, Monsieur Perelman.

Journaliste : En toute illégalité ?

Robert Bourgi : Ça c’est plus mon problème. Le président de la République française me demande des choses, j’exécute, le président d’un État africain envoie son émissaire, moi je ne suis en rien là-dedans.

Journaliste : Vous ne vous êtes jamais servi au passage ?

Robert Bourgi : Jamais, c’est mal me connaître.

Journaliste : En 1995, parce qu’il faut qu’on avance, vous dites aussi qu’il y avait des contributions. Bongo, Sassou, Compaoré, le maréchal Mobutu, c’est le même mécanisme ?

Robert Bourgi : Exactement le même.

Journaliste : Vous dites qu’en 1995 pour la campagne, c’était au moins 10 millions de dollars ?

Robert Bourgi : Absolument.

Journaliste : Alors en 2002, on revient, parmi les nouveaux donateurs, si je puis dire, de ce système quand même étonnant, Abdoulaye Wade, le président, et Laurent Gbagbo, beaucoup plus étonnant, président de gauche. Il a avoué à sa sortie de prison de la Cour pénale internationale que vous et Dominique de Villepin, vous l’avez fait « cracher au bassinet ». Comment ça s’est passé ?

Robert Bourgi : Laurent Gbagbo voulait s’attirer les bonnes grâces de la France. Je lui dis, « Tu sais Laurent, je vais être franc avec toi. Il va falloir que tu puisses contribuer, faire un geste pour M. Chirac. » Et j’organise un déjeuner au restaurant La Pérouse. Il y avait Gbagbo dans un salon du restaurant La Pérouse, Gbagbo, Villepin et moi-même. Et là, je dis à Dominique de Villepin, « Dominique, comme vous me l’avez demandé, je vais demander à Gbagbo, devant vous, d’aider le président de la République. » Et j’ai demandé à Laurent, « Laurent, voilà ce que je te laisse entendre, je vais le dire devant Dominique de Villepin, il va falloir que tu puisses aider à l’élection présidentielle de 2002. » Et Laurent de dire, « Je suis de la famille socialiste, je suis un ami de M. Jospin, mais Dominique, j’aiderai à hauteur de 3 millions de dollars M. Chirac. »

Journaliste : Ce qu’il a fait ?

Robert Bourgi : Ce qu’il a fait.

Journaliste : Est-ce que vous considérez qu’il a été trahi par Jacques Chirac, par Dominique de Villepin, par la France plus largement ?

Robert Bourgi : Monsieur Perelman, vous m’offrez l’opportunité de laver ma conscience. J’ai été l’acteur et le témoin de toutes les relations entre la France et la Côte d’Ivoire en ces heures troubles, difficiles. J’ai vu que Jacques Chirac et Dominique ont été d’une ingratitude à nul autre pareil. Et quand, comment vous dire, Laurent est tombé, qu’il a été conduit à La Haye, j’en ai beaucoup souffert. Personnellement et dans ma famille, j’en ai souffert terriblement.

Journaliste : Vous vous sentiez coupable ?

Robert Bourgi : Comment vous dire ? Complice.

Journaliste : D’une trahison ?

Robert Bourgi : D’une trahison. Mais j’étais contre cela. Les derniers moments de la présidence de Gbagbo, je les ai vécus avec Nicolas Sarkozy. Et là, les choses se sont compliquées. Les élections sont là. Et Laurent avait gagné les élections. Nous savons qu’il les avait gagnées, comme Jean Ping les avait gagnées en 2016 à Libreville. Là, Gbagbo avait gagné les élections. Pas Ouattara. Le Conseil Constitutionnel a dit que c’était Laurent le vainqueur. Vous connaissez la dispute, mais bon.

Robert Bourgi : Le président Sarkozy me fait venir à l’Élysée et il me dit, « Il va falloir que tu appelles ton ami Gbagbo et que tu lui dises d’accepter de partir. Il aura un statut d’ancien chef d’État, 30 millions CFA, voiture, escorte. Et s’il veut, comme il est professeur d’histoire, on lui trouvera une chaire et il pourra se déplacer à travers le monde. » Je lui dis, « Il n’y a pas de problème. » Il me dit, « Va dans le bureau de Claude et tu appelles Gbagbo. » J’ai appelé Laurent. L’aide de camp, le colonel, me l’a passé. Laurent Gbagbo me dit, « Alors, Bob, comment ça va ? » Je dis, « Laurent, ça fait des années qu’on se connaît. Je te passe un message du président Sarkozy. Je suis dans le bureau de Claude Guéant. Il te demande ceci, ceci, cela. » Ce que je viens de dire. Il m’a dit, « Tu diras à ton ami Sarkozy que je serai son Mugabe. Bob, je t’ai assez entendu. » Et il a raccroché. Et je suis allé dire à Sarkozy.

Journaliste : Il vous a dit alors comment ça s’est passé ?

Robert Bourgi : Il me dit, « Bon, voilà comment ça s’est passé. J’en suis malheureux. » Il a bondi de son fauteuil. « Puisque c’est ça, je vais le vitrifier. »

Journaliste : Vitrifier ?

Robert Bourgi : Vitrifier. Je lui dis, « Nicolas, s’il te plaît, s’il te plaît, le Conseil Constitutionnel a déclaré qu’il avait été élu. » Il a dit, « Je vais le vitrifier, mandat, j’ai un mandat et je vais le faire. » Et le lendemain ou le surlendemain, Laurent était tombé, conduit, comme nous l’avons vu et su, à La Haye.

Journaliste : Au milieu des années 2000, il y a le scandale Elf. Dominique de Villepin vous demande de vous éloigner de tout ça parce que vous sentez le soufre, vous êtes un pestiféré. Vous rejoignez Nicolas Sarkozy, dont on vient de parler, et vous dites, vous maintenez que lui vous a tout de suite dit, « Moi, ces financements occultes africains, je n’en veux pas. » Alors, est-ce que c’est juste ce qu’il dit et ce que vous dites ? Parce qu’il vous a remis la Légion d’honneur, il vous a envoyé ensuite au Gabon. On a quand même l’impression que vous avez été à son service pour faire la même chose que vous faisiez jusque-là. Il n’y a pas vraiment de raison que ça s’arrête, non ?

Robert Bourgi : Un jour, le président Bongo, qui pouvait se le permettre, lui a dit, « Mais Nicolas, Jacques, il demandait toujours de l’argent. » Il dit, « Omar, j’ai dit à Robert qui vous a passé le message, pas un sou. » Ça se passait dans le bureau du président de la République, après l’audience officielle. J’attendais dans le bureau de Guéant. Je suis rentré dans le bureau du président. Nous étions quatre, Guéant, votre serviteur, le président Bongo, le président Sarkozy. Et il lui a répété ça : « Je ne veux pas un sou. » Mais Bongo a eu quand même cette gentillesse vis-à-vis de Jacques Chirac. Il lui a dit, « Mais Jacques était demandeur toujours, mais toi, tu ne veux rien. » Il lui a dit, « Non, je ne veux pas un sou. »

Journaliste : Vous dites dans le livre quand même qu’Ali Bongo, qui avait succédé à Omar Bongo, vous payait un million de dollars par an entre 2009 et 2013. Un million de dollars par an, Robert Bourgi, dans un pays où les routes, les hôpitaux, les écoles manquent. Vous n’avez pas mauvaise conscience quand même, parce que ça, c’est juste le Gabon. Le reste, vous avez quand même gagné très bien votre vie. Vous dites que c’est du lobbying, mais vous comprenez que c’est choquant.

Robert Bourgi : Monsieur Perelman, je suis là pour parler de mes mémoires. Je ne suis pas devant un juge d’instruction, s’il vous plaît. Je le dis. C’est dans ma nature, Monsieur Perelman, de ne pas mentir. Je dis les choses telles qu’elles sont. Je n’étais pas obligé de dire que je gagnais un million. Je le dis.

Journaliste : Vous comprenez que ça puisse choquer ?

Robert Bourgi : Oui, ça peut choquer. Mais c’est la vérité. Mais le million de dollars, Monsieur Perelman, était versé sur mon compte professionnel. Ça n’échappait pas à l’impôt.

Journaliste: En conclusion, est-ce que c’est une façon de laver votre conscience, ces mémoires ? Est-ce que vous avez des regrets de ce que vous avez fait, ou vous considérez que c’était une mission noble, même si, évidemment, toute cette histoire de financement n’était pas officielle, n’était pas déclarée et n’était sans doute pas légale ?

Robert Bourgi : Si je vous dis, Monsieur Perelman, que quelquefois, ça me choquait, ça me choquait. Et un jour, je m’en suis ouvert à Dominique de Villepin. Nous partagions tant à l’Élysée qu’ailleurs le whisky traditionnel, le malt, qu’il m’offrait. Et je lui dis, « Dominique, je trouve quand même que c’est un peu trop. Il faudrait arrêter. » Il me dit, « Vous savez, le président est toujours demandeur. » Je lui dis, « Mais c’est un peu trop. Il n’en a pas besoin. » L’argent n’allait pas pour Dominique de Villepin. Dominique de Villepin recevait l’argent, mais qui partait dans la direction de Monsieur Chirac après. Mais pour lui, il ne gardait pas grand-chose.

Journaliste : Dans le livre, vous laissez entendre que Jacques Chirac aimait beaucoup l’argent. Ça laisse sous-entendre qu’il y en a peut-être qui n’est pas allé pour les campagnes.

Robert Bourgi : Je me suis posé la question. Les chefs d’État, tous, m’ont dit, « Mais Robert, que fait-il de tout cet argent ? » Je leur dis, « Je ne sais pas. » C’est la question que je me pose moi aussi, que vous vous posez. Je ne sais pas.

Journaliste : Robert Bourgi, merci beaucoup d’être venu sur le plateau de France 24.

Robert Bourgi : Merci à vous, Monsieur Perelman.

Source : France 24

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