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Par Claude Gbocho, DP Akondanews.net
Abidjan, mars 2025–Il y a des décisions qui paraissent banales à première vue, presque techniques, mais qui en disent long sur la manière dont certaines multinationales envisagent leurs rapports avec l’Afrique. La récente annonce de l’ARTCI – l’Autorité de Régulation des Télécommunications/TIC de Côte d’Ivoire – autorisant les opérateurs à supprimer les soldes non utilisés des abonnés à partir du 30 avril 2025 est de celles-là.
Derrière les éléments de langage feutrés – « transition harmonieuse », « alignement tarifaire », « cadre concurrentiel » – se cache une réalité beaucoup plus dure : des millions de clients risquent de perdre des crédits qu’ils ont pourtant payés. Des mégaoctets, des minutes, des SMS… achetés, accumulés, mais promis à l’effacement. Pourquoi ? Parce qu’un opérateur, ou plutôt plusieurs, ont décidé de « faire place nette » dans leur système. Et parce que le régulateur a choisi de suivre, au lieu de protéger.
Deux poids, deux mondes
Le plus choquant n’est pas seulement ce que cette décision autorise. C’est ce qu’elle révèle. Les mêmes entreprises de télécommunication, lorsqu’elles opèrent en Europe – que ce soit Orange, MTN ou leurs équivalents – appliquent des logiques tout à fait différentes. En France, un crédit inutilisé est souvent reporté. En Allemagne, il peut même être conservé sur plusieurs mois. En Espagne, certaines offres vont jusqu’à transférer automatiquement les soldes vers un autre numéro ou un mois ultérieur.
Autrement dit : en Europe, on ne supprime pas les avoirs du client. En Afrique, si. Pourquoi ? À quoi tient cette différence de traitement ? S’agit-il d’une contrainte technique insurmontable ? D’un cadre réglementaire hostile ? Rien de tout cela. Il s’agit d’un rapport de force.
En France ou en Allemagne, le consommateur est protégé par des associations puissantes, des médias vigilants, des élus réactifs. Le régulateur y est véritablement indépendant et n’hésite pas à sanctionner les abus. En Afrique, à l’inverse, les multinationales évoluent souvent dans un vide juridique ou dans un système où l’influence prime sur l’intérêt général. Le consommateur est seul, isolé, peu informé, et rarement défendu.
Les silences coupables
Ce qui frappe aussi, c’est la manière dont cette annonce a été faite. Pas de débat public, pas de consultation ouverte, pas d’étude d’impact communiquée. Juste un communiqué administratif, publié à quelques jours d’un week-end prolongé, et relayé mollement dans les médias. Comme s’il s’agissait d’un simple rappel technique, d’une formalité sans conséquences.
Et pourtant, cette décision touche des millions de personnes. Elle frappe de plein fouet ceux qui, justement, cherchent à optimiser leurs dépenses numériques. Des étudiants qui économisent leur data. Des travailleurs indépendants qui achètent de la voix en prépayé. Des mères de famille qui rechargent petit à petit. Ce sont eux qui perdront leur crédit. Pas ceux qui ont un forfait illimité. Pas ceux qui ont une carte de crédit et une facture mensuelle. Les oubliés de la connectivité.
Le mépris algorithmique
Il faut le dire clairement : cette politique est le symptôme d’un mépris algorithmique. Les grandes plateformes, les opérateurs, les géants du numérique ne traitent pas tous les clients de la même façon. Ils trient, segmentent, hiérarchisent selon des critères qui échappent au débat public. Un abonné en France vaut plus, semble-t-il, qu’un abonné en Côte d’Ivoire. Non parce qu’il paie plus – ce n’est même pas toujours le cas – mais parce que son mécontentement coûte plus cher.
Ce cynisme algorithmique est aujourd’hui l’un des plus grands dangers pour les économies africaines. Il s’insinue dans les politiques tarifaires, dans la gestion des données personnelles, dans les conditions de service. Et il est souvent toléré, voire encouragé, par des autorités qui manquent d’outils, de volonté ou parfois d’indépendance pour y résister.
Réguler, ce n’est pas accompagner
On entend souvent que les régulateurs africains doivent « accompagner » les entreprises, « encourager l’investissement », « favoriser l’innovation ». Très bien. Mais réguler, ce n’est pas s’effacer. Ce n’est pas laisser faire au nom d’un développement qui profiterait un jour, par ruissellement miraculeux, à tous.
Réguler, c’est fixer des limites. C’est poser des principes. C’est rappeler que, même dans le numérique, il y a des règles. Que les crédits achetés par un client ne sont pas une faveur accordée par une entreprise, mais un droit. Et que ce droit ne disparaît pas parce qu’il est difficile à gérer dans une base de données.
Le rôle de l’ARTCI, ce n’est pas de transmettre les décisions des opérateurs. C’est de défendre les usagers, de manière proactive, en imposant un cadre éthique, économique et juridique clair. Ce rôle est d’autant plus crucial que les télécoms ne sont plus un secteur parmi d’autres. Ils sont devenus une infrastructure essentielle, au même titre que l’eau, l’électricité ou les routes.
Des alternatives sont possibles
Ceux qui prétendent que la suppression des soldes est inévitable mentent. Les technologies existent pour prolonger, transférer, convertir. Les modèles économiques aussi. D’autres pays africains l’ont prouvé : au Kenya, au Ghana, en Afrique du Sud, les régulateurs ont parfois imposé des limites à l’arbitraire. Des plateformes fintech permettent aujourd’hui de mieux tracer les soldes, de les convertir en bons d’achat, de les reverser à d’autres numéros. Il suffit de le vouloir.
Les opérateurs eux-mêmes savent qu’ils pourraient faire autrement. Mais tant que les régulateurs ne les y contraignent pas, pourquoi renonceraient-ils à une rente facile ? Effacer des millions de petits soldes en une nuit, c’est une opération comptable aussi discrète que juteuse. Personne ne s’en aperçoit. Sauf ceux qui comptaient sur ces crédits pour rester connectés.
Pour une souveraineté numérique cohérente
La Côte d’Ivoire, à juste titre, ambitionne une souveraineté numérique. Elle investit dans la fibre, les datacenters, les startups. Elle veut former des talents, exporter du code, numériser ses services publics. Mais cette souveraineté ne pourra jamais reposer sur un mépris des droits les plus élémentaires des usagers.
Elle commence ici, dans ces petits gestes qui montrent qu’un client africain vaut autant qu’un client européen. Qu’un mégaoctet payé est un mégaoctet dû. Qu’une autorité publique est là pour protéger les faibles, pas pour sécuriser les intérêts des plus forts.
Supprimer les soldes, c’est une décision simple. Mais elle appelle une réponse complexe : une prise de conscience citoyenne, une réforme réglementaire, un réveil politique.
L’Afrique mérite mieux que des soldes effacés. Elle mérite des droits respectés.
Akondanews.net, 30 mars 2025