Marie Nejar : une vie de lutte et de mémoire dans l’Allemagne du XXe siècle

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Le 11 mai 2025, à Hambourg, s’est éteinte Marie Nejar à l’âge de 95 ans. Figure emblématique de la mémoire afro-allemande et témoin rare de la période nazie, son parcours est à la fois un récit de marginalisation, de courage, de résilience et de transmission. Née dans un pays traversé par le racisme systémique, élevée dans un contexte de haine raciale institutionnalisée, elle a su transformer sa douleur en engagement et faire de sa vie une archive vivante pour les générations futures. Retour sur l’histoire bouleversante de cette femme hors du commun, qui aura porté avec dignité la mémoire d’une Allemagne souvent silencieuse sur ses enfants noirs.

Une enfance marquée par la ségrégation

Marie Nejar voit le jour le 20 mars 1930 à Mülheim an der Ruhr, dans une Allemagne en mutation, minée par les tensions politiques de l’après-Première Guerre mondiale. Fille d’une Allemande noire et d’un marin ghanéen, elle incarne déjà, à sa naissance, l’altérité dans une société nationaliste qui glisse rapidement vers l’exclusion et la terreur. Orpheline de père très jeune, elle est confiée à sa grand-mère à Hambourg, dans le quartier de St. Pauli, un espace cosmopolite mais aussi marginalisé.

Dès son plus jeune âge, Marie Nejar fait l’expérience du racisme ordinaire et institutionnalisé. Enfant noire dans une société où l’idéologie nazie glorifie la pureté raciale, elle est stigmatisée, humiliée et reléguée à la marge. Mais c’est surtout à travers l’instrumentalisation de son image que commence son douloureux parcours : elle est enrôlée dans des films de propagande nazie, les fameux « Kolonialfilme », où elle incarne des personnages stéréotypés de « petite négresse ». Parmi ses partenaires de tournage, on retrouve d’autres Afro-Allemands comme Theodor Wonja Michael, également contraints de participer à cette entreprise de déshumanisation.

Le masque de la chanson : Leila Negra

Après la guerre, Marie Nejar cherche à exister en dehors des images imposées. Elle se tourne vers la musique et devient chanteuse de variétés sous le nom de scène « Leila Negra ». Nous sommes alors dans les années 1950, une époque où l’Allemagne tente de se reconstruire, mais où les questions raciales sont encore largement tues. Sa voix, douce et mélodieuse, séduit un large public. Mais derrière cette réussite apparente se cache une nouvelle forme de mise en scène de l’exotisme.

Les chansons qu’on lui impose sont imprégnées de clichés coloniaux : on la présente comme la “négresse sympathique”, l’enfant du soleil, le jouet exotique d’un monde en quête d’évasion. Marie Nejar, bien que consciente de cette instrumentalisation, tente de survivre dans un univers culturel peu enclin à lui offrir d’autres rôles. Elle finit par rompre avec cette industrie en 1957, lassée de voir son identité réduite à un produit de consommation racialisé.

Une seconde vie : l’engagement dans le soin

Après la musique, Marie Nejar prend un tournant radical. Elle entame une formation d’infirmière et intègre l’hôpital universitaire de Hambourg-Eppendorf. Dans le soin, elle retrouve une forme de reconnaissance, une possibilité de se reconstruire hors du regard raciste et des projecteurs. Elle y travaille avec discrétion, dévouement et professionnalisme.

Mais son parcours médical n’est pas pour autant une rupture avec ses combats. Bien au contraire, c’est dans le silence des chambres d’hôpital, dans le respect des corps et des vies, qu’elle continue de redonner à l’humanité noire une place dans la société allemande.

De l’ombre à la lumière : une voix pour la mémoire afro-allemande

Longtemps silencieuse sur son passé, Marie Nejar accepte finalement, à partir des années 2000, de témoigner. C’est à travers son autobiographie parue en 2007 qu’elle livre pour la première fois son récit complet. Ce livre devient immédiatement un ouvrage de référence pour la mémoire afro-allemande. Elle y retrace avec sobriété mais sans détours les humiliations subies, les silences institutionnels, les difficultés d’exister dans une Allemagne qui n’a jamais su vraiment reconnaître ses enfants noirs.

À la suite de cette publication, elle est régulièrement invitée à participer à des conférences, des interviews, des documentaires, des lectures publiques. Sa parole, précieuse et rare, éclaire une part sombre et souvent méconnue de l’histoire allemande : celle des Afro-Allemands sous le nazisme. Grâce à elle, le récit des communautés afrodescendantes en Allemagne trouve enfin un espace d’écoute et de légitimité.

Un legs pour l’histoire

En racontant son histoire, Marie Nejar n’a pas seulement transmis une mémoire individuelle. Elle a permis une relecture critique du rapport entre race, nation et mémoire dans l’histoire allemande. Sa vie est un miroir tendu à l’Allemagne contemporaine, invitant à réfléchir sur les silences de l’histoire officielle et sur la manière dont les personnes noires ont été invisibilisées dans les récits collectifs.

Elle a aussi, à travers son témoignage, contribué à renforcer les liens au sein de la communauté afro-allemande. Nombreux sont ceux qui, en l’écoutant, se sont reconnus dans ses mots, dans ses blessures, dans sa force. Elle est devenue une figure tutélaire, une « aînée » respectée, admirée, et dont la parole faisait autorité.

Une fin dans la dignité

Dans les dernières années de sa vie, Marie Nejar s’est retirée de la scène publique pour raisons de santé. Mais elle est restée en lien avec la communauté, répondant toujours présente lorsque sa parole était nécessaire. Discrète mais directe, bienveillante mais lucide, elle a su faire de son parcours un outil de transmission sans jamais sombrer dans l’amertume.

Son décès marque une perte immense pour l’Allemagne et pour tous ceux qui œuvrent à faire émerger des récits alternatifs à l’histoire dominante. Avec elle disparaît l’une des dernières voix afro-allemandes ayant connu le régime nazi de l’intérieur. Mais son héritage demeure, vivant, inspirant.

La vie de Marie Nejar est un chapitre essentiel de l’histoire allemande. Une histoire qui parle de racisme, d’exclusion, mais aussi de résistance et de dignité. Elle nous rappelle que les Afro-Allemands ont toujours été là, même quand l’histoire refusait de les voir. Par son courage, son engagement, sa voix, elle a permis de faire surgir une vérité trop longtemps enfouie.

Aujourd’hui, alors que les questions de racisme, d’identité et de mémoire sont au cœur des débats dans une Allemagne confrontée à ses responsabilités historiques, le parcours de Marie Nejar prend une résonance particulière. Il nous rappelle que la mémoire ne se limite pas à des dates ou à des monuments. Elle vit dans les récits, dans les visages, dans les combats quotidiens de celles et ceux qui, comme elle, ont refusé d’être réduits au silence.

Kouachiada, correspondant en Allemagne

Akondanews.net

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