Les folies immobilières de Blaise Compaoré à Abidjan

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Abidjan (Côte-d’Ivoire).– D’ici, il y a une vue imprenable sur le Plateau, le quartier d’affaires de la capitale économique, surnommé le « petit Manhattan » d’Afrique. En contrebas du boulevard Hassan II, dans un quartier dormant de villas cossues appelé « Cocody Ambassades », de hautes clôtures en tôle festonnées laissent entrevoir un chemin en pente qui mène à un colosse de béton planté au bord de l’eau.

Calés entre le complexe hôtelier français Sofitel-Hôtel Ivoire et l’ambassade d’Arabie saoudite, sur cette langue de terre à l’abri des regards, se trouvent un grand terrain de 3 159 m2 et une villa en construction. À l’entrée du site gardé, un panneau détaille quelques éléments sur un projet de « manoir haut standing » en cours de construction, mais pas les noms des propriétaires. Les futurs résidents se font discrets, qui ne sont autres que l’ancien président du Burkina Faso, Blaise Compaoré, et sa femme Chantal.

Mercredi 6 avril, l’ancien chef d’État burkinabé doit être jugé par contumace dans le procès qui vise à attribuer les responsabilités dans l’assassinat de Thomas Sankara. Dans le box des accusés, se tiennent 12 des 14 prévenus, dont le général Gilbert Diendéré, un des principaux chefs de l’armée lors du putsch du 15 octobre 1987 qui avait abouti à l’assassinat du chef d’État de la Haute-Volta et de 12 de ses compagnons.

Absent, le principal accusé, l’ancien président Blaise Compaoré, réfugié en Côte d’Ivoire depuis qu’il a été chassé par la rue en 2014, est poursuivi pour « attentat à la sûreté de l’État », « recel de cadavre » et « complicité d’assassinat ». Ses avocats ont justifié son absence en dénonçant un « simulacre de procès », lors duquel le parquet a requis 30 ans de réclusion criminelle.

L’ancien président burkinabé Blaise Compaoré, le 10 octobre 2016, à Abidjan. © Photo Issouf Sanogo /AFP

Blaise l’Ivoirien

À la suite de la révolte populaire qui avait conduit à sa chute après 27 ans de règne, l’ex-président burkinabé s’était réfugié dans une patrie voisine et amie, la Côte d’Ivoire, chez son proche intime Alassane Ouattara, qui lui avait accordé la nationalité ivoirienne moins d’un mois après sa fuite. Le chef d’État ivoirien avait qualifié la présence de son invité de « tout à fait normale », vantant « l’excellente relation de fraternité et de coopération » entre les deux pays, alors même qu’un mandat d’arrêt international visant Blaise Compaoré venait d’être lancé.

« Les Compaoré et les Ouattara se rendent des services mutuels, ils sont liés par un certain nombre de secrets,rappelle un diplomate pour expliquer cette énième faveur. Ouattara est tenu par le silence de Blaise. S’il parle de la façon dont il est arrivé au pouvoir, c’est tout un mythe qui s’effondre. »

Exilé depuis lors, l’ancien président burkinabé mène une vie discrète, « monotone » disent même certains mais plutôt fastueuse, entre Yamoussoukro et Abidjan, avec son dernier carré de fidèles : son épouse Chantal, sa fille Djamila, régulièrement de passage, une partie de sa belle-famille, quelques membres du personnel et des responsables de sa sécurité.

Mais sur les berges de la lagune Ébrié, l’immense bâtisse pose question. Encore plus alors que le chantier, à l’arrêt depuis plusieurs années, vient subitement de reprendre. Blaise Compaoré, que l’on dit affaibli physiquement mais surtout en proie au mal du pays, est-il, face à ses déboires judiciaires, résigné à finir ses jours en terre ivoirienne ?

L’entreprise chargée de lui concevoir cet écrin de rêve, le cabinet d’architectes libanais Obenhaus26, veille en tout cas à son confort : « La cliente [Chantal Compaoré – ndlr] a décidé de refaire tout le manoir », confie une source. Le béton est encore humide, les baies vitrées pas encore posées et un jacuzzi tout neuf traîne encore dans son carton. Avant la fin de l’année, « la maison sera dotée de six suites de 100 à 150 m2, chacune équipée d’un sauna privé ; d’une salle de cinéma, d’une salle de gym, d’un salon de coiffure et d’une piscine à débordements ».

 
Chantier de la future villa de Blaise Compaoré et de sa famille sur les berges de la lagune Ebrié en Côte d’Ivoire. © Document Mediapart

Des détails en partie confirmés par les plaquettes de promotion publiées sur les réseaux de la société et en devanture de la construction. Depuis quelques semaines, une vingtaine d’ouvriers sont de nouveau à la tâche sur ce chantier. Aux abords du site, on a ordre de taire les allées et venues des futur·es habitant·es mais un voisin confie « croiser madame de temps en temps, qui vient regarder l’avancement des travaux ».

Au-delà de la question diplomatique, il y a aussi une gêne aux entournures au niveau local. Que la famille Compaoré, visée par de nombreuses plaintes et accusations graves, se bâtisse une villa de luxe estimée, selon les experts que Mediapart a pu consulter, à 12 milliards de francs CFA (un peu moins de 20 millions d’euros) dans le quartier le plus huppé d’Abidjan révèle en filigrane le soutien indéfectible que les hautes sphères du pouvoir ivoirien réservent à l’ancien couple présidentiel.

Pourtant, cette zone appartenait au domaine public maritime et lagunaire, et tous les abords des berges étaient en théorie considérés comme inconstructibles sur un périmètre de 100 mètres jusqu’à il y a peu. « Les terrains bordant toute la corniche de la baie de Cocody sont normalement non constructibles, historiquement les vendeurs de fleurs s’y sont installés. Les populations autochtones ont été expropriées et ces terrains sont peu à peu devenus cessibles à la discrétion du président, observe un architecte abidjanais. Personne ne pense habiter sur la corniche, même avec beaucoup d’argent. C’est impossible sans un soutien au plus haut niveau. ».

« Le gel des avoirs, ça fait doucement sourire »

Pour tenter de comprendre les ressorts qui ont permis la délivrance d’un tel permis de construction, Mediapart a consulté les documents relatifs au projet : si les certificats opérationnels et d’urbanisme mentionnent bien la construction d’« une villa duplex avec rez-de-jardin » à « usage exclusif d’habitation », le mandataire n’est pas un particulier, en l’occurrence, pas un membre de la famille Compaoré, mais une entreprise, Shell Côte d’Ivoire, devenu par la suite SCI Shell.

La société a d’abord obtenu une concession provisoire de l’État ivoirien en 1984. Celle-ci l’a vendue en 1995 puis de nouveau achetée, revendue, rachetée… à au moins quatre reprises depuis. Elle apparaît en outre comme la dernière acheteuse du terrain en 2013, selon la Conservation de la propriété foncière et des hypothèques ivoirienne. Elle est aussi à l’origine de la demande de chantier en février 2017, comme l’indiquent des documents du ministère de la construction, du logement, de l’assainissement et de l’urbanisme, signés par le représentant de la direction, M. K. Badou et l’ancien maire PDCI de Cocody, Mathias Aka N’Gouan, décédé en septembre dernier.

Un panneau à l’entrée du chantier détaille quelques éléments du projet. © Document Mediapart

Contactée par Mediapart, la société Shell SCI n’a pas donné suite à nos multiples sollicitations demandant les raisons d’une telle mise à disposition de sa propriété.

Aucune réponse n’a été fournie non plus par le ministère de la construction. La présidence ivoirienne a néanmoins confirmé l’usage prochain de ladite villa par la famille Compaoré dans un mail daté du 1er avril 2022 : « ​​S’agissant du terrain, l’épouse de M. Blaise Compaoré est ivoirienne et a acquis ce terrain depuis plusieurs années. Ils ont commencé à le mettre en valeur quand ils se sont installés en Côte d’Ivoire. L’État n’est pas concerné par l’acquisition ni par la construction de la villa. »

Sur les mécanismes ayant permis le financement d’une telle maison, il est aussi difficile de trouver des réponses officielles. Les rumeurs d’une corruption institutionnalisée au Burkina Faso pour le compte des caciques des régimes successifs sont légions mais encore difficilement prouvables, alors que des informations judiciaires sont encore en cours, notamment sur la période 1987-2014, lors des différents mandats de Blaise Compaoré.

L’indice de corruption enregistré par Transparency International au fil des décennies parle toutefois de lui-même : en 2011, le Burkina Faso pointait à la 100eplace mondiale, avec un indice de 3. Une donnée aujourd’hui évaluée à 78 pour un score de 42, en légère amélioration. « Avant les manifestations de 2014, la branche exécutive du gouvernement contrôlait la plupart des nominations de fonctionnaires et contrôlait la rémunération et le transfert de ressources aux gouvernements locaux, note un rapport de l’Anticorruption Ressources Center de 2019. Le recours à des pratiques d’embauches stratégiques et clientélistes et à la petite corruption au niveau local était une tactique électorale clé que Compaoré a utilisée pour rester au pouvoir. Les cas de corruption de hauts fonctionnaires ont rarement été signalés pendant le règne de Compaoré et lorsqu’ils l’ont été, c’était généralement avant les élections pour renforcer le soutien au gouvernement. »

« Ça a mangé, confirme aussi un diplomate.On a souvent érigé Blaise Compaoré en modèle, pour diverses raisons, et personne n’a jamais vraiment voulu mettre le nez dans les potentiels détournements d’argent. Mais il faut quand même lui reconnaître une chose, Blaise n’a jamais été le plus gourmand. Ses proches, c’étaient les pires. »

« Ça peut choquer mais ça n’étonne pas ! »

En 2015, quelques mois après le changement de pouvoir, les députés du Parlement intérimaire du Burkina Faso avaient d’ailleurs voté une mise en accusation de neuf anciens ministres de Blaise Compaoré pour « détournements de deniers publics » et « enrichissements illicites », à la suite d’une enquête de la Cellule nationale de traitement des informations financières qui révélait des détournements pour au moins 86 milliards de francs CFA (130 millions d’euros). Trois ministres avaient été arrêtés pour leur implication présumée dans différentes affaires de corruption commises sous le régime Compaoré. Le Réseau national de lutte anticorruption avait d’ailleurs précisé que les biens des « pilleurs » de l’État ne seraient pas épargnés, pas même leurs « maisons construites à l’étranger ».

Si les avoirs de plusieurs personnalités du clan Compaoré ont même été gelés un temps, une partie, notamment ceux du Congrès pour la démocratie et le progrès, de trois autres partis politiques et de 14 personnalités proches du pouvoir ont rapidement été débloqués, mais rien n’indique formellement que ceux-ci auraient pu être utilisés à des fins personnelles pour les lubies immobilières de l’ancien chef d’État.

« Le gel des avoirs, ça fait doucement sourire. Blaise stocke du cash, il sait trouver l’argent. C’est un parrain, dans le sens mafieux du terme, avec des comptes dans plusieurs pays dans lesquels les conventions de Bâle ne s’appliquent pas, les eldorados des blanchisseuses, note une source qui a requis l’anonymatLa cote de Blaise a pâli mais il a encore un énorme trésor de guerre et plein de gens l’aident et ont toujours un intérêt à l’aider. »

À cette information, l’un des représentants du Balai citoyen, mouvement civil qui avait activement participé au renversement de Blaise Compaoré en 2014, réagit aussi : « Le sentiment d’impunité, il est là !, s’agace Serge Bambara. C’est scandaleux ! La Côte d’Ivoire est complice mais la France aussi : c’est elle qui a organisé son exfiltration en 2014. Tout ça, ce ne sont encore que des petits services entre amis », explique le militant.

5 avril 2022 | Par François Hume-Ferkatadji et Olivia Macadré I Mediapart 

« Sous son régime, c’était l’impunité quotidienne. Personne ne s’est jamais caché pour blanchir des milliards, alors qu’il se fasse construire une villa de luxe, ça peut choquer mais ça n’étonne pas. Mais ça va faire grincer des dents, évidemment, encore une fois… Moi, ce que ça m’inspire, c’est qu’il faut vraiment assainir la question de la gouvernance et de l’utilisation qui a été faite de l’argent public, surtout dans un pays aussi pauvre que le Burkina Faso. »

source: Mediapart

akondanews.net

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