L’ARGENT LIBYEN DE SARKOZY Sarkozy-Kadhafi : les juges ont mis un terme à neuf années d’une enquête explosive

Par Fabrice Arfi et Karl Laske mise à jour 1.11.2022
Les investigations ont permis aux magistrats et policiers de plonger au cœur de la raison d’État et de ses secrets, de pister son argent occulte et cerner ses compromissions. Mediapart fait le point sur les principales révélations d’une enquête judiciaire unique en son genre.

Les juges chargés de l’affaire des financements libyens, qui vaut à un ex-président de la République et trois anciens ministres d’être poursuivis – du jamais-vu en France –, ont signifié aux parties, vendredi 21 octobre, la fin de neuf années d’instruction judiciaire, selon plusieurs sources, confirmant une information de L’Obs.

Autrement appelé l’affaire Sarkozy-Kadhafi, le dossier lancé par le juge Serge Tournaire, et désormais entre les mains de la juge Aude Buresi, a abouti aux mises en examen de Nicolas Sarkozy pour quatre délits présumés, qu’il conteste : « corruption », « association de malfaiteurs », « financement illégal de campagne électorale » et « recel de détournements de fonds publics ».

En signifiant la fin de son enquête dans cette affaire à nulle autre pareille, la juge Buresi met un terme à presque une décennie d’investigations tentaculaires, qui ont permis aux différents magistrats et policiers de l’Office anticorruption (OCLCIFF) qui se sont penchés sur le dossier de plonger au cœur de la raison d’État et de ses secrets, de pister son argent occulte et cerner ses diverses compromissions, qu’elles soient politiques, diplomatiques ou économiques.
Deux anciens ministres de l’intérieur, Claude Guéant et Brice Hortefeux, qui contestent eux aussi les faits, sont également poursuivis pour « association de malfaiteurs » et « financement illégal de campagne électorale », Claude Guéant ayant par ailleurs écopé de nombreux autres chefs de mis en examen au fil de l’enquête : « corruption », « blanchiment », « faux et usage de faux », etc.

L’affairiste Thierry Gaubert, un ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy, qui s’est révélé un chaînon manquant du dossier libyen, est également mis en examen pour « association de malfaiteurs ».

En tant que trésorier de la campagne présidentielle de 2007, dont les comptes sont insincères d’après l’enquête, l’ex-ministre du budget et du travail Éric Woerth (actuellement questeur de l’Assemblée nationale) est pour sa part mis en examen pour « financement illégal de campagne électorale », qu’il dément lui aussi.
En droit français, tout mis en examen est présumé innocent.

Durant l’enquête, la quasi-totalité des personnes poursuivies, au premier rang desquelles Nicolas Sarkozy, ont contesté le bien-fondé de leurs mises en examen et/ou dénoncé des vices de procédure. Sans succès : la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris comme la Cour de cassation ont, ces dernières années, validé chaque étape de la procédure, consolidant juridiquement l’enquête.

Avec l’annonce de la fin des investigations, les personnes mises en examen peuvent désormais demander d’ultimes actes d’enquête, que les juges ont toutefois la possibilité de refuser. Et le Parquet national financier (PNF) dispose de trois mois pour rédiger son réquisitoire définitif, au terme duquel la juge d’instruction décidera du renvoi – ou non – devant le tribunal correctionnel de tout ou partie des mis en examen dans la perspective d’un futur procès.

Le calendrier est lourd pour Nicolas Sarkozy. L’annonce de la fin de l’enquête libyenne intervient en effet un mois avant l’ouverture, à Paris, de son procès en appel dans une autre affaire, le dossier Bismuth, dans laquelle il avait été condamné en 2021 à trois ans de prison dont un ferme pour « corruption » et « trafic d’influence ».

Interrogé le 23 octobre dans Le Journal du dimanche (JDD) sur le poids des affaires dans son retrait de la vie politique française, Nicolas Sarkozy – qui est administrateur du groupe propriétaire du JDD – a répondu que « c’était le but, non ? », alimentant ainsi l’idée, comme il l’a déjà fait maintes fois par le passé, d’un complot judiciaire ourdi de toutes pièces pour lui nuire. Il avait même un jour comparé dans les colonnes du Figaro la police anticorruption française à la Stasi est-allemande, de sinistre mémoire.
Mais comme Mediapart le documente depuis 2011, date de nos premières révélations, l’affaire libyenne montre aujourd’hui une tout autre réalité, loin des outrances de communication et des théories conspirationnistes du clan Sarkozy. Ce qui a même obligé l’ancien chef de l’État à se désolidariser en procédure de ses deux plus proches lieutenants, Claude Guéant et Brice Hortefeux, pour espérer échapper au soupçon – en vain.

Dans le dossier tel qu’il se présente aujourd’hui, deux réseaux de malversations présumées ont été identifiés par l’enquête, chacun répondant à des besoins différents, à des moments différents, et orchestrés par des personnages différents que l’on appelle pudiquement dans les allées du pouvoir des « intermédiaires ». Mais pour la justice, il s’agit ni plus ni moins que d’agents de corruption présumée qui travaillaient au profit des mêmes bénéficiaires, Nicolas Sarkozy et son tout premier cercle.

I. Le réseau Takieddine-Senoussi

Homme d’affaires franco-libanais déjà condamné en première instance dans le volet financier de l’affaire Karachi, Ziad Takieddine est le premier « intermédiaire » autour duquel s’est structuré l’un des deux réseaux de l’affaire libyenne. C’est lui qui a ouvert en grand les portes du régime de Mouammar Kadhafi au cabinet de Nicolas Sarkozy quand celui-ci était encore ministre de l’intérieur. Lui qui a organisé dans les moindres détails, dès 2005, tous les déplacements à Tripoli de Nicolas Sarkozy, Claude Guéant et Brice Hortefeux.

D’après l’enquête, c’est d’ailleurs le 6 octobre 2005, jour d’une visite éclair de Nicolas Sarkozy en Libye, que s’est nouée la perspective d’un soutien financier du colonel Kadhafi au futur candidat de la droite française à la présidentielle.

Pour rapprocher l’équipe Sarkozy de la dictature libyenne, Ziad Takieddine s’est appuyé sur une dangereuse carte maîtresse : le beau-frère de Kadhafi et chef du renseignement militaire, un certain Abdallah Senoussi, condamné en 1999 à la réclusion criminelle à perpétuité par la justice française pour avoir organisé l’attentat contre un avion de ligne de la compagnie UTA, qui a fait 170 morts. Il était depuis lors visé par un mandat d’arrêt international.
Mais cela n’a pas empêché, entre septembre et décembre 2005, ni Claude Guéant, directeur de cabinet de Sarkozy, ni Brice Hortefeux, ministre délégué… aux collectivités territoriales, de rencontrer secrètement à Tripoli Abdallah Senoussi, dans le dos de l’ambassade française, des services secrets, sans traducteur ni garde du corps, mais en la seule compagnie de Ziad Takieddine. Plusieurs diplomates et responsables du monde du renseignement ont fait part durant l’enquête de leur stupeur devant de telles rencontres entre de hauts responsables publics français et un terroriste d’État recherché par la justice.

Devant les juges, Senoussi (aujourd’hui détenu en Libye) et Takieddine (en fuite au Liban) ont affirmé que ces deux rendez-vous cachés avaient bien comme objet le financement occulte de la campagne de Nicolas Sarkozy dans la perspective de l’élection présidentielle de 2007. Guéant et Hortefeux ont tous deux démenti de tels échanges, restant très vagues sur les raisons et la nature exacte de leur rencontre, qu’ils ont présentée comme un piège. Selon leurs versions, celui-ci se serait répété deux fois à trois mois d’intervalle, sans que Claude Guéant ni Brice Hortefeux ne s’en parlent mutuellement, ni ne sonnent l’alerte au sein de leur administration, comme l’a démontré l’enquête.

Les investigations ont en revanche révélé que quelques jours après la dernière rencontre avec Senoussi, ce dernier a fait verser, début 2006, par l’intermédiaire de Ziad Takieddine, 440 000 euros sur un compte non déclaré aux Bahamas appartenant à Thierry Gaubert, un ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy à la mairie de Neuilly-sur-Seine et au ministère du budget sous le gouvernement Balladur (1993-95). Une partie de la somme a ensuite été retirée en espèces en France.

Devant les juges, mais aussi dans les médias, Nicolas Sarkozy a assuré que ces faits lui étaient totalement étrangers, n’ayant plus eu la moindre relation avec Thierry Gaubert depuis le milieu des années 1990. Des archives récemment obtenues par les enquêteurs ont prouvé qu’il s’agissait d’un pieux mensonge, comme l’a raconté Mediapart, Nicolas Sarkozy et Thierry Gaubert n’ayant jamais cessé de se fréquenter durant ces années-là, soit directement, soit par l’intermédiaire de Brice Hortefeux, parfois même en lien avec les affaires libyennes de Ziad Takieddine.
Une « note de calendrier » de Thierry Gaubert, rédigée quelques jours avant de recevoir les fonds libyens d’Abdallah Senoussi, portait même la mention « NS-Campagne ». « NS » pour… Nicolas Sarkozy.

Ces éléments accumulés sont d’autant plus accablants que les investigations ont mis en lumière le fait que l’équipe Sarkozy a, dans le même temps, multiplié les diligences pour tenter de faire sauter le mandat d’arrêt visant Abdallah Senoussi en France. L’avocat personnel de Nicolas Sarkozy, Me Thierry Herzog, s’est même rendu à Tripoli pour rencontrer à cette fin, en novembre 2005, l’équipe de défense pénale du terroriste libyen. Quand il a été auditionné, l’avocat a invoqué le secret professionnel pour ne pas répondre aux questions des policiers.

En mai 2009, une réunion, dont la trace a été trouvée par les policiers, a également eu lieu à l’Élysée concernant le sort judiciaire de Senoussi.

Au-delà des virements bancaires, il y a aussi les espèces. Ziad Takieddine s’est en effet auto-accusé dans le dossier d’avoir également transporté 5 millions d’euros en cash entre Tripoli et Paris pour remettre les fonds, en trois fois, à Claude Guéant (deux fois) et Nicolas Sarkozy (une fois). Ces deux derniers ont vigoureusement démenti les faits, l’ancien président assurant même à la juge Buresi avoir dans son agenda la preuve qu’une telle remise était physiquement impossible à la date soupçonnée par l’enquête (il s’agit de la fin janvier 2007). Problème : au moment de produire son fameux agenda quelques jours plus tard, Nicolas Sarkozy a fait savoir à la magistrate qu’il l’avait en fait égaré.

Les investigations ont par ailleurs montré que, durant l’année 2006, Ziad Takieddine a retiré en cash plus d’un million d’euros, préalablement versés par le régime libyen, avant de rapatrier les sommes en France.

Et le carnet manuscrit d’un ancien dignitaire libyen, retrouvé par les enquêteurs après sa mort suspecte à Vienne (Autriche) en 2012, contenait lui aussi la trace de plusieurs versements en faveur de Nicolas Sarkozy et de ses proches au moment de la campagne de 2007 – le nom d’Abdallah Senoussi était d’ailleurs cité dans ces documents.

Et des espèces non déclarées, les enquêteurs en ont, de fait, retrouvé en quantité dans la campagne présidentielle victorieuse de Nicolas Sarkozy en 2007. Une étude commandée par la justice a ainsi établi qu’à la fin de la campagne, après toutes les prestations réalisées, il restait dans les armoires de la trésorerie dirigée par Éric Woerth au bas mot 250 000 euros en grosses coupures, ce qui laissait présumer une circulation massive d’espèces durant la campagne.

Pour sa défense, Éric Woerth a expliqué que ces grosses coupures avaient été envoyées anonymement par la poste par des admirateurs aussi généreux que discrets de Nicolas Sarkozy. Une version démentie lors de l’enquête et finalement jugée « captieuse », c’est-à-dire visant à tromper, selon un rapport de police.

La détention par Claude Guéant durant la campagne présidentielle d’une chambre forte à la BNP – elle était si grande qu’un homme pouvait y entrer debout – n’a probablement pas été de nature à apaiser les soupçons. Claude Guéant a expliqué avoir loué ce coffre-fort géant pour y entreposer des archives confidentielles et des discours de Nicolas Sarkozy.

II. Le réseau Djouhri-Saleh

Chiraquien historique, notamment du fait de sa grande proximité avec l’ancien premier ministre Dominique de Villepin, l’homme d’affaires Alexandre Djouhri est le deuxième « intermédiaire » de l’affaire libyenne. Passé avec armes et bagages dans le clan Sarkozy au moment de l’affaire Clearstream, Alexandre Djouhri a réussi à prendre petit à petit la place de Ziad Takieddine dans le cœur de la Sarkozie. Les deux hommes, qui se détestent, n’en partagent pas moins de nombreux points communs, à commencer par leur statut judiciaire. Comme Takieddine, Djouhri est multi-mis en examen dans le dossier libyen. Ils sont présumés innocents.
Au sein du régime libyen, le levier d’influence d’Alexandre Djouhri s’appelait Bachir Saleh. Il s’agit de l’ancien directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi et ex-président de l’un des plus puissants fonds souverains du pays, le Libyan Africa Portfolio (LAP). Après avoir publiquement nié les faits, ce dernier a finalement reconnu devant les enquêteurs libyens que « Nicolas Sarkozy a demandé à Mouammar Kadhafi de l’aider dans sa campagne » en octobre 2005, précisant que Mouammar Kadhafi avait répondu à Nicolas Sarkozy : « Si mon ami Chirac ne se présente pas, je suis prêt à vous aider. » Plusieurs fonctionnaires libyens en poste à l’époque, entendus l’été dernier, ont confirmé cette sollicitation.

Selon une synthèse de l’enquête réalisée par des procureurs libyens, « Bachir Saleh aurait confié à Ahmed Ramadan – haut responsable du cabinet de Kadhafi – qu’il aurait de son côté remis 8 millions d’euros à Claude Guéant en France […] Ces fonds auraient été transportés en France par un vol spécial depuis Tripoli. Lors de ce transfert, Bachir Saleh était accompagné par Nouri al-Abahni [chef du bureau financier du commandement – ndlr]. […] C’était pendant la campagne présidentielle en France ». Claude Guéant a toujours démenti toute malversation.

Bachir Saleh est en outre poursuivi dans l’affaire pour un versement de 10,1 millions d’euros, postérieur à la présidentielle 2007, qu’il a fait opérer par le fonds étatique LAP, qu’il présidait, en faveur d’une société offshore panaméenne appartenant à Djouhri – un versement réalisé sous couvert de l’achat d’une villa à Mougins, dans le sud de la France, qui en coûtait cinq fois moins. Or, Alexandre Djouhri est soupçonné d’avoir financé personnellement, grâce à cette opération, à hauteur de 500 000 euros Claude Guéant quand il était secrétaire général de la présidence de la République. Donc avec de l’argent libyen, comme l’a analysé la cour d’appel de Paris en novembre 2021.

Les fonds, qui ont servi in fine à l’achat d’un appartement derrière l’Arc de triomphe, à Paris, ont été versés en mars 2008, soit trois mois après le tapis rouge déroulé par Nicolas Sarkozy à Mouammar Kadhafi pour une visite d’État qui avait été largement décriée en France.
En contrepartie, les juges soupçonnent Claude Guéant (dont le RIB a été retrouvé en perquisition au domicile d’Alexandre Djouhri) d’avoir fait pression sur le groupe EADS pour que celui-ci verse à Alexandre Djouhri des reliquats de commissions occultes sur la vente d’avions de ligne Airbus au régime Kadhafi. Plusieurs dirigeants du géant de l’aéronautique se sont succédé devant les enquêteurs pour démentir la moindre relation contractuelle avec Alexandre Djouhri.

Seulement voilà, des éléments bancaires récemment obtenus par les juges ont montré que l’intermédiaire avait bien perçu, dès novembre 2006, 2 millions d’euros sur un compte à Singapour pour la vente des Airbus à la Libye ; Alexandre Djouhri en réclamerait au moins cinq fois plus à EADS encore des années après.

Cette découverte a engendré la mise en examen d’un ancien dirigeant d’Airbus, Édouard Ullmo, et pourrait conduire l’entreprise à reconnaître les faits comme personne morale dans le cadre d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) qu’elle s’apprête à signer prochainement avec le Parquet national financier, d’après nos informations.

De son côté, Me Vincent Brengarth, l’avocat de l’association Sherpa, partie civile dans le dossier libyen, se dit réservé sur la perspective d’une convention signée entre le PNF et Airbus. « La justice négociée permet d’échapper à un procès public, parce qu’elle enlève à la sanction son effet dissuasif mais aussi parce qu’elle laisse totalement de côté les parties civiles qui n’ont pas leur mot à dire dans le processus de négociation entre le parquet et les personnes morales concernées. Le fait que des personnes physiques puissent devoir rendre des comptes indépendamment de la conclusion de CJIP ne peut pas être un lot de consolation », explique-t-il.

Alexandre Djouhri, qui est également accusé d’avoir offert une montre Patek Philippe à Claude Guéant, apparaît dans un autre volet de l’affaire libyenne – et non des moindres. Il concerne l’exfiltration de France de Bachir Saleh au lendemain de révélations de Mediapart en avril 2012, dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle.

Les investigations ont en effet établi qu’Alexandre Djouhri, main dans la main avec le chef des services secrets intérieurs de l’époque, Bernard Squarcini, avait supervisé la fuite de France, destination l’Afrique du Sud, de Bachir Saleh alors que celui-ci était visé par une notice rouge émise par Interpol.

Interrogé sur cet épisode, considéré par les juges comme la substitution à l’autorité judiciaire d’un témoin clé de l’enquête, Nicolas Sarkozy a assuré n’avoir jamais rien su des conditions de cette exfiltration, même si son ancien bras droit à l’Élysée, Claude Guéant, était ministre de l’intérieur au moment des faits.

Quant à Alexandre Djouhri, lors de sa dernière audition, fin juillet, devant la juge Buresi, il s’est insurgé contre une enquête qu’il a qualifiée de… « monarchique ».

« C’est une instruction politique », a dénoncé celui que plusieurs témoins ont décrit devant les policiers comme un homme dangereux.

source : Mediapart

Akondanews.net

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