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Pour assurer des exportations d’armement vers l’Egypte, l’Etat français a relégué ses diplomates au second plan. Au cœur de cette stratégie mercantile, le ministre de la défense puis des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et l’Etat-major des armées.
Sur les rives du canal de Suez, le 6 août 2015, Abdel Fattah Al-Sissi ne cache pas son enthousiasme. Le maréchal égyptien se laisse aller à la confidence [1] lors d’un tête-à-tête avec François Hollande : « Lorsque l’Egypte s’était retrouvée au bord du chaos, la France avait été le seul parmi ses grands partenaires occidentaux à comprendre la situation et à la soutenir. »
Ce soutien à l’un des régimes les plus répressifs au monde est né dans les couloirs de l’Etat-major des armées, au lendemain du coup d’Etat d’Al-Sissi, en juillet 2013. Une « diplomatie des armes » qui, sous le prétexte de la lutte antiterroriste, a conduit l’appareil d’Etat à se mettre au service de la dictature, comme le révèlent des dizaines de documents classés « confidentiel-défense » obtenus par Disclose.
Le 14 novembre 2013, quelques mois après l’arrivée au pouvoir des militaires, soucieux de ne pas manquer ce qui s’annonce comme une aubaine commerciale pour l’industrie de l’armement tricolore, l’Etat-major des armées organise la manœuvre.
Le sommet de la hiérarchie militaire remet une note à la direction de la coopération de sécurité et de défense du ministère des affaires étrangères. « Le ministère de la défense [égyptien], fort d’une autonomie financière estimée à plus de 10 milliards d’euros (…) a pour objectif immédiat de moderniser tant ses matériels que ses infrastructures avant qu’un nouveau pouvoir démocratique ne lui demande éventuellement des comptes. » Traduire : il faut se mettre en ordre de bataille avant que des civils ne reviennent au pouvoir.
« Le ministère de la défense [égyptien] attend des signes forts de la part de la France, affirme aussi le commandement militaire. Des pays ont d’ailleurs été écartés de certains prospects d’armement à cause de leur position politique trop prononcée à l’égard de l’Egypte. » Le message est limpide : pour vendre des armes, il faut fermer les yeux sur la répression du régime.
Note de l’Etat-major des armées
« Notre relation de défense peut se développer en saisissant les opportunités en matière de [soutien aux exportations d’armements]. »
Le principal artisan de cette diplomatie secrète se nomme Jean-Yves Le Drian.
De visites officielles en réunions bilatérales, le ministre de la défense de François Hollande, nommé aux affaires étrangères par Emmanuel Macron en 2017, va appliquer à la lettre les préceptes édictés par l’Etat-major des armées. Avec des résultats quasi immédiats. Entre 2014 et 2015, le VRP de l’armement français décroche la vente de corvettes Gowind, de deux frégates multi-missions et du premier contrat à l’export pour l’avion de chasse Rafale. Des contrats qui s’élèvent à plusieurs milliards d’euros.
Dès lors, la marque des militaires teinte l’ensemble des relations franco-égyptiennes, éclipsant les diplomates et Laurent Fabius, à l’époque ministre des affaires étrangères.
Jean-Yves Le Drian, le vendeur d’armes préféré de la France, aux Invalides à Paris, le 24 octobre 2017.
« AIDER L’ÉGYPTE À ASSURER SA STABILITÉ »
Printemps 2015, Laurent Fabius s’apprête à recevoir le premier ministre égyptien, Ibrahim Mahlab. Un rendez-vous dont l’Etat-major des armées n’entend pas être mis à l’écart. Le 17 avril, ce dernier transmet une note au ministre avec les points prioritaires à aborder le jour J. D’abord, le ministre doit garder à l’esprit que « l’un des principaux canaux d’influence diplomatique pour la France » repose sur « la coopération avec l’appareil militaire du pays ».
Ensuite, rappeler « l’attachement [de la France] à développer une coopération militaire » avec le régime. D’autant plus, précise l’Etat-major, que le Caire « attend des signes forts d’accompagnement technique, opérationnel voire stratégique de la part de la France ». L’urgence de cette coopération est justifiée par une formule vague qui va devenir le mantra des gouvernements français successifs : « Nous devons aider l’Egypte à assurer sa stabilité et à lutter contre le terrorisme. »
DIPLOMATES
Afin de sceller définitivement le partenariat, Jean-Yves le Drian s’envole pour la capitale égyptienne en juillet 2015. Lors d’une rencontre avec son homologue, Sedki Sobhi, il acte la naissance de l’opération Sirli (voir notre enquête). Avec cette mission de renseignement militaire secrète, le dialogue avec le régime devient quotidien et ininterrompu.
Note du 22 janvier 2019
« La direction du renseignement militaire accompagne et exploite la relation initialement portée par des prospects industriels. »
Dans ce contexte, les diplomates sont priés de taire leurs critiques sur la « répression implacable » et les opportunités qu’elle offre « de recrutement aux mouvements djihadistes locaux [1]».
La diplomatie des armes et son alibi, la lutte antiterroriste, écrase tout débat, même lors des réunions « secret-défense » de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG).
Au printemps 2016, ladite commission, qui réunit des représentants de l’Elysée, de Matignon ainsi que du ministère de la défense, de l’économie et des affaires étrangères, est chargée d’examiner des demandes d’exportations d’équipements militaires vers l’Egypte.
Le jeudi 7 avril 2016, la CIEMMG statue sur l’envoi d’un blindé Titus, présenté comme un véhicule de démonstration. Le quai d’Orsay donne un avis défavorable, « en raison de l’utilisation potentielle de ce type de véhicule pour des missions de maintien de l’ordre ». Mais la défense et l’Elysée assurent que cette « version du Titus ne correspon[d] pas à celle prévue pour le maintien de l’ordre ». L’argument fait mouche : « avis favorable », indique le compte-rendu de la réunion.
Le schéma se reproduit à l’identique le 26 mai 2016. Mais cette fois, il s’agit de l’envoi de 25 véhicules blindés Bastion armés de tourelles. Le dossier présenté par la société Arquus (ex-Renault Trucks Defense) représente un marché de 34,3 millions d’euros.
Là encore, le ministère des affaires étrangères rend un avis défavorable : les blindés pourraient « être utilisés pour des actions de répression interne ». Une inquiétude balayée d’un revers de la main par Le cabinet de Jean-Yves Le Drian. Les Bastion, assure-t-il, sont « destinés à des unités déployées dans le Sinaï et contribu[ent] à la lutte contre le terrorisme ». Sans plus d’éléments pour étayer cette affirmation, le représentant du premier ministre, Manuel Valls, autorise le transfert. « Au vu des relations entretenues avec l’Egypte, la ligne de conduite vis-à-vis de ce pays reste inchangée », justifie Matignon, le 1er juin 2016.
Note de la SGDSN du 1er juin 2016
« Le ministère des affaires étrangères et du développement international avait signalé que ces équipements pouvaient potentiellement être utilisés pour des actions de répression interne. »
MACRON ALERTÉ PAR LES DIPLOMATES
Les cinq années de Jean-Yves Le Drian au ministère de la défense l’ont rendu incontournable. A tel point qu’il est nommé au quai d’Orsay par Emmanuel Macron dès le lendemain de son élection, en mai 2017. Les autorités égyptiennes parle de choix « judicieux », selon l’ambassade de France au Caire.
Et pour cause, Jean-Yves Le Drian conserve son rôle à la tête des marchands d’armes. Lors d’une rencontre avec le ministre de la défense Sedki Sobhi, le 8 juin 2017 – son huitième voyage en Egypte depuis le coup d’Etat – il explique [2] qu’il « continuerait de suivre cette problématique des équipements et ceux d’autant qu’il détenait l’historique des trois dernières années ».
Désormais sous l’autorité de Jean-Yves Le Drian, les diplomates sont mis à contribution. L’ambassadeur en Egypte, Stéphane Romatet, appel à « la mobilisation de l’ensemble de nos réseaux (militaires, de renseignement, économique) en vue d’améliorer l’accès au secteur de l’économie militaire » et ses services rédigent un « guide du pouvoir » pour faciliter les échanges avec le régime.
Jean-Yves Le Drian et le ministre égyptien de la défense, Sedki Sobhi, en juillet 2015, au Caire. @ AFP
Dans les faits, la doctrine brandie pour justifier les ventes d’armes, le fameux « combat commun contre le terrorisme », ne fait plus illusion. La direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) déplore [3] que le ministère de l’intérieur égyptien soit « très réticent à fournir des éléments concernant des nationaux égyptiens, et cela quel que soit leur degré d’implication dans une activité terroriste ».
Quant aux informations fournies sur les salafistes français résidant en Egypte, elles sont jugées « peu satisfaisantes » par les services secrets. Au Caire, les diplomates [4] vont jusqu’à informer Emmanuel Macron, quelques jours avant sa première visite officielle, des effets « contre-productif » de « l’usage de méthodes violentes et souvent indiscriminées » dans la lutte antiterroriste. Concrètement, la terreur d’Etat d’aujourd’hui risquerait de nourrir les organisations terroristes de demain.
Même les Etats-Unis, allié historique de l’Egypte, avertissent [5] le quai d’Orsay, par l’intermédiaire de David Satterfield, alors secrétaire d’Etat au Proche-Orient, que « les forces armées égyptiennes [ne sont] pas intéressées par la lutte contre le terrorisme dans le Sinaï ». Cette région située à l’est de l’Egypte est pourtant la principale cible des attaques de Daech. D’après David Satterfield, qui fut aussi le chef de la force d’observation internationale au Sinaï, le terrorisme n’est rien d’autre qu’une « rente de situation » pour le régime militaire; l’argument qui lui permet de justifier armement et répression.
En France, quelques députés voudraient exercer un contrôle – à l’heure actuelle inexistant – sur ces ventes d’armes, sous couvert de lutte antiterroriste. Fin 2020, un rapport parlementaire remis par les députés Jacques Maire (Hauts-de-Seine, La République en marche) et Michèle Tabarot (Alpes-Maritimes, Les Républicains), plaidant en ce sens, a provoqué la réaction outrée du secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale, en charge des exportations d’armement.
Dans une note « confidentiel-défense » adressée au gouvernement, et dévoilée par Disclose, le SGDSN s’opposait purement et simplement à l’« implication des députés », qui, selon lui, « pourrait mener à la fragilisation de notre crédibilité et de notre capacité à établir des partenariats stratégiques sur le long terme et donc de notre capacité à exporter. » La diplomatie des armes, encore et toujours.
[1] Note datée du 8 août 2015.
[2] Note diplomatique datée du 8 juin 2017.
[3] Note de la DGSE datée du 1er juin 2017.
[4] Note ambassade d’Egypte datée du 10 janvier 2019.
[5] Note du ministère des affaires étrangères datée du 29 novembre 2017.
Jean-Pierre Canet, Mathias Destal, Ariane Lavrilleux, Geoffrey Livolsi
Source : Disclose
Akondanews.net