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Il est des histoires qui ne se racontent pas seulement avec des dates, des chiffres ou des traités. Il en est qui s’écrivent dans les silences, les souffrances muettes, les complicités tues. L’histoire du rapport entre l’Afrique et le reste du monde en fait partie. Depuis plus de cinq siècles, ce continent – vaste, riche, complexe – est tenu à l’écart de son propre destin. D’époque en époque, des puissances extérieures ont trouvé en lui ce qu’il fallait pour bâtir leurs fortunes : des hommes, des terres, des matières premières. Et elles l’ont pris. À leur manière, sans jamais vraiment lui demander son avis.
Ce récit n’est pas un passé figé. Il est au contraire un présent encore actif, une mécanique bien huilée dont les rouages se sont perfectionnés au fil des siècles. Il s’est transformé, déplacé, masqué. Mais il n’a jamais cessé d’opérer. Il suffit d’observer la géopolitique actuelle, de scruter les flux financiers, de suivre la trace des matières premières pour comprendre que l’Afrique continue de nourrir le monde sans jamais en être rassasiée.
De la traite à la dépossession des souverainetés
Tout commence avec l’invention du commerce humain à grande échelle. D’abord à l’Est, via les réseaux marchands arabo-musulmans. Puis à l’Ouest, avec la traite transatlantique organisée par les puissances européennes. Le corps africain devient un bien que l’on vend, que l’on échange, que l’on transporte. Le sol africain devient territoire de chasse pour les esclavagistes. Ce n’est pas simplement un commerce : c’est une logique civilisationnelle, un système de hiérarchisation du monde dans lequel l’Afrique est la base, la matière, l’invisible.
Avec la colonisation, le corps n’est plus transporté, mais son environnement, ses richesses, le sont. Les colonies deviennent des mines à ciel ouvert. Coton, cacao, caoutchouc, or, uranium : les ressources africaines sont extraites, emportées, transformées ailleurs. Les colons installent des administrations, des écoles, des casernes, mais tout converge vers un même objectif : servir la métropole. L’Afrique est structurée non pas pour elle-même, mais pour l’extérieur.
Et lorsque les luttes anticoloniales finissent par contraindre les empires à se retirer, ils laissent derrière eux un piège : une indépendance sans souveraineté. La monnaie, l’armée, les ressources stratégiques restent sous influence. Des dirigeants sont éliminés s’ils contestent l’ordre établi, remplacés par d’autres plus dociles. Les nouveaux États africains, jeunes, instables, peu équipés, sont aussitôt pris dans l’étau de la dette, de la coopération conditionnelle, des accords léonins.
L’économie contre les peuples
Les décennies suivantes n’ont fait qu’aggraver cette logique. Sous couvert de modernisation, on impose aux États africains les recettes du néolibéralisme : ouverture des marchés, fin des subventions, privatisations massives. On présente cela comme une exigence technique, une “rationalité” économique. En réalité, c’est un nouveau mode d’annexion.
Les entreprises publiques sont bradées à des groupes étrangers. Les terres agricoles sont louées à des puissances extérieures pour des décennies. Les gouvernements, étranglés par le service de la dette, n’ont plus les moyens de financer l’éducation, la santé, l’infrastructure. La jeunesse s’entasse dans des quartiers insalubres ou se noie dans la Méditerranée en quête d’un ailleurs. Ceux qui restent doivent survivre dans une économie informelle, précaire, sous perfusion d’aides et de promesses creuses.
Pendant ce temps, les multinationales se frottent les mains. Elles extraient l’or, le cobalt, le pétrole. Elles passent des contrats opaques avec des régimes autoritaires. Elles détruisent l’environnement, déplacent des populations entières, sans jamais être inquiétées. Le droit international ne les contraint pas. Les États africains n’ont pas les moyens de leur résister. Et quand une voix s’élève pour dénoncer cette prédation, elle est vite étouffée.
L’ordre mondial : hiérarchies, dépendances, violences
Le monde dans lequel nous vivons repose sur une hiérarchie de puissance. Cette hiérarchie n’est pas seulement militaire ou diplomatique : elle est économique, cognitive, médiatique. L’Afrique y est placée tout en bas. Même quand elle est au centre des débats (pour ses minerais, ses jeunes, ses forêts), elle n’est pas écoutée. On parle d’elle, rarement avec elle.
L’ordre international qui s’est imposé après la Seconde Guerre mondiale, et renforcé avec la mondialisation, laisse peu de place à l’autonomie africaine. Les grandes décisions sont prises ailleurs. Les institutions financières dictent les politiques économiques. Les médias mondiaux fabriquent les récits. Les normes techniques, sanitaires, environnementales sont élaborées sans concertation réelle. L’Afrique subit. Encore.
Et pourtant, elle résiste. Elle ne cesse de produire des formes de contre-pouvoir, de mobilisations citoyennes, d’alternatives culturelles. Des mouvements féministes, écologistes, paysans, des jeunes artistes et penseurs bâtissent, au quotidien, une autre idée du monde. Une Afrique debout, digne, radicale dans son désir d’autonomie. Mais cette Afrique est constamment minée de l’intérieur par les logiques de prédation, la corruption, les divisions ethniques ou politiques, souvent instrumentalisées de l’extérieur.
La promesse du panafricanisme trahi
Pendant longtemps, le panafricanisme a été un horizon d’émancipation. Figures comme Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop ou Thomas Sankara ont incarné l’idée d’une Afrique unie, autonome, tournée vers elle-même. Ils ont proposé des alternatives concrètes : monnaie unique, politiques industrielles coordonnées, solidarités régionales.
Mais ce projet a été systématiquement saboté. Les États africains, souvent piégés dans leur souveraineté formelle mais dépendants économiquement, n’ont pas pu ou pas voulu aller jusqu’au bout. L’Union africaine, minée par les logiques nationales et les influences étrangères, peine à imposer une vision commune. Les élites, souvent formées dans les capitales occidentales, intègrent plus les normes du marché global que celles des luttes populaires.
La ZLECAf, récemment lancée, semble être un pas dans la bonne direction. Mais elle risque d’être neutralisée si elle ne s’accompagne pas d’une véritable industrialisation, d’un protectionnisme stratégique, et d’une refondation des systèmes éducatifs et financiers. Car ouvrir un marché sans avoir une production locale solide, c’est offrir les consommateurs africains aux grandes firmes étrangères.
Et maintenant ?
La question n’est plus de savoir si l’Afrique a été pillée : c’est un fait historique. La question est de savoir comment elle peut en sortir. Et surtout, à quel prix.
Il faudra du courage politique, du temps, des ruptures. Il faudra renverser les priorités : investir dans la transformation locale des ressources, protéger les terres agricoles, interdire les accords léonins, taxer les flux financiers illicites, nationaliser certains secteurs clés. Il faudra aussi une profonde réforme des institutions régionales pour qu’elles deviennent réellement indépendantes des puissances extérieures.
Mais avant tout, il faudra une révolution mentale. Apprendre à se penser autrement. Se décoloniser intérieurement. Croire que l’Afrique peut exister pour elle-même. C’est peut-être la tâche la plus difficile, mais aussi la plus urgente. Car tant que le continent se percevra à travers les yeux de ceux qui l’ont dominé, il sera toujours tenté de plier.
Il ne s’agit pas de rêver d’un retour au passé. Il ne s’agit pas de diaboliser l’extérieur. Il s’agit de redonner à l’Afrique son droit fondamental : celui de choisir. Choisir sa voie, ses alliés, ses priorités. Choisir de vivre, non pas selon les normes imposées, mais selon ses propres exigences de justice, de dignité et de souveraineté.
Et cela, aucun traité, aucune ONG, aucun sommet international ne le fera à sa place. Ce sera aux peuples africains eux-mêmes d’écrire ce nouveau chapitre. Pas en victimes. En bâtisseurs.
ElloMarie, conscience africaine, analyste politique et contributeur à Akondanews
Akondanews.net