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Il y a des vérités qui dérangent parce qu’elles remettent en cause les récits soigneusement tissés du pouvoir. Dire aujourd’hui qu’Alassane Ouattara n’est pas venu sauver le Président Félix Houphouët-Boigny, mais qu’il l’a politiquement tué, n’est pas une insulte — c’est un constat historique, froid et documenté. L’étude magistrale d’Yves Faure publiée par l’ORSTOM en 1995 n’est pas une charge partisane : c’est une autopsie économique. Elle dissèque, avec la rigueur d’un scalpel scientifique, le moment exact où l’État ivoirien a cessé d’être un État-providence pour devenir un simple gestionnaire des injonctions du Fonds Monétaire International.
Le tournant du désenchantement
Au début des années 1990, la Côte d’Ivoire était déjà fragile. Le « miracle ivoirien » des décennies 1960–1980, bâti sur le café, le cacao et un État fort, commençait à s’essouffler. Le vieillissement du président Houphouët-Boigny, la baisse des cours mondiaux, la dette croissante, tout concourait à un moment de bascule. Mais ce basculement ne fut pas seulement économique. Il fut idéologique.
Lorsque le jeune technocrate Alassane Ouattara, ancien directeur Afrique du FMI, fut nommé Premier ministre en 1990, on présenta son arrivée comme celle du sauveur capable de remettre de l’ordre dans les finances publiques. En réalité, il arriva avec une mission précise : appliquer, sans état d’âme, les programmes d’ajustement structurel dictés par Washington. Autrement dit, liquider l’héritage houphouëtiste d’un État social, bâtisseur, régulateur — cet État qui, même paternaliste, assurait à la fois la cohésion et la dignité d’un pays encore jeune.
La logique du scalpel
L’austérité imposée par Ouattara n’était pas une réforme, c’était une chirurgie sans anesthésie. Yves Faure montre, chiffres et mécanismes à l’appui, comment la compression drastique des dépenses publiques et la libéralisation précipitée ont provoqué une véritable hémorragie sociale. Le budget de l’État s’est effondré, l’investissement public a chuté à un niveau historiquement bas, les écoles et les hôpitaux ont cessé de fonctionner dans de vastes zones rurales.
On a voulu croire que la discipline budgétaire allait assainir l’économie. En réalité, elle a étranglé la demande intérieure, cassé le tissu productif et précipité des milliers de familles dans la pauvreté. Loin d’être un « ajustement », ce fut un délabrement organisé — une « destruction créatrice » sans création.
Les paysans en première ligne
Dans le pays du cacao, symbole du modèle houphouëtiste, ce fut le choc le plus brutal. En démantelant les mécanismes publics de régulation et de stabilisation, l’État s’est retiré d’un secteur vital sans alternative. Les petits producteurs, livrés à la spéculation et à la volatilité des marchés, ont vu s’évaporer leur maigre sécurité économique. Là où jadis la Caisse de stabilisation protégeait contre les soubresauts du marché, on a laissé place à des intermédiaires privés, souvent étrangers, qui ont capté les marges.
Ce que Faure appelle un « ajustement par le bas » est d’une cruauté analytique : la Côte d’Ivoire a atteint ses équilibres macroéconomiques non pas en gagnant en productivité, mais en appauvrissant son peuple.
L’État vidé de son âme
Le plus dramatique, pourtant, n’est pas seulement économique. C’est politique et institutionnel. L’administration publique, autrefois solide, a été décimée. La réduction des effectifs et la disparition des moyens de fonctionnement ont entraîné une perte de compétence, de mémoire et de légitimité. L’État est devenu un corps sans nerfs.
En affaiblissant la machine administrative, le plan d’ajustement a ouvert la porte à ce que Faure décrit comme une « désinstitutionnalisation profonde » : corruption, clientélisme, privatisation sauvage des services publics. C’est dans ce vide que s’enracineront les crises futures. Le coup d’État de 1999, la rébellion de 2002, les tensions ethno-régionalistes des années suivantes — toutes ces fractures ont trouvé leur matrice dans cette décennie où l’État ivoirien a perdu sa capacité de régulation.
De l’économie politique à la politique du désastre
On pourrait croire que cette analyse appartient au passé. Mais la vérité, c’est que ses effets perdurent. Les indicateurs macroéconomiques affichent aujourd’hui une croissance soutenue, certes, mais une croissance sans justice, sans redistribution réelle. Le modèle reste le même : un libéralisme à visage technocratique, où l’État sert les marchés avant de servir les citoyens.
En tuant le modèle houphouëtiste — paternaliste mais protecteur —, Ouattara a tué ce que Houphouët-Boigny représentait : l’idée d’une souveraineté économique tempérée par le souci du bien-être collectif. Le « Vieux » rêvait d’une nation stable fondée sur la prospérité partagée ; son successeur a mis en œuvre un ordre économique qui fragmente, qui exclut, qui transforme le citoyen en variable d’ajustement.
Une trahison intellectuelle
Il ne s’agit pas ici d’un procès moral, mais d’une lecture politique. Ce que Faure nomme « reformatage idéologique de l’État » n’est pas anodin. La Côte d’Ivoire fut l’un des laboratoires africains du néolibéralisme. Sous prétexte de modernisation, on a importé des schémas économiques sans tenir compte des réalités locales : structures agricoles, modes de solidarité, dépendance vis-à-vis du commerce extérieur. Le résultat fut un État affaibli, une société désarticulée et une économie ouverte mais vulnérable.
Ce n’est pas un hasard si, trente ans plus tard, les mêmes institutions internationales tiennent le même discours, avec les mêmes promesses d’orthodoxie budgétaire et les mêmes oublis : ceux de la pauvreté, de la jeunesse, des campagnes.
Héritage et leçons
Alassane Ouattara a certes restauré une forme d’ordre macroéconomique, mais il n’a pas réparé le lien brisé entre l’État et sa population. Ce lien, Houphouët l’avait construit — parfois de manière autoritaire, mais toujours avec la conviction que la stabilité passait par la dignité sociale.
Aujourd’hui encore, la Côte d’Ivoire vit les séquelles d’une décennie où l’économie a pris le pas sur la politique, où la rigueur a remplacé la vision, où la rationalité financière a étouffé l’intelligence nationale.
Oui, Ouattara n’a pas sauvé Houphouët-Boigny. Il a prolongé sa vie politique pour mieux enterrer son projet. Derrière la façade du redressement, il a signé la fin d’un rêve ivoirien — celui d’un État fort, solidaire et maître de son destin.
L’histoire retiendra peut-être qu’il fut un homme d’ordre. Mais l’ordre sans justice n’est qu’un déséquilibre silencieux. Et la stabilité construite sur les ruines du social finit toujours par vaciller.
ElloMarie conscience africaine, analyste politique et contributeur à Akondanews
Akondanews.net